Année et faits

chronometre

Voici le texte que j’ai lu au Cabaret des auteurs du dimanche dont le thème était ANNÉE.

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Une année, c’est quelque chose dans lequel on est tous. Dans le sens qu’on parle tous d’année ce soir, mais on est À L’INTÉRIEUR d’une année. On n’en sort pas. Alors pour prendre un peu de recul par rapport à ça, il existe plusieurs méthodes : l’alcool, la drogue, le déni, la poésie, la méditation, la science. Ce soir, j’ai choisi la science parce que toutes les autres pistes sont déjà couvertes par mes camarades. Les faits que je vais énoncer sont donc vrais. Ce n’est pas vraiment de la littérature, mais j’ai le droit, OK?

Scientifiquement, le temps c’est la 4e dimension. La plupart des experts pensent que le temps a été créé au même moment que le reste de l’univers. Il n’y avait donc pas de temps avant. En fait, le mot «avant» n’a même pas de sens ici.

En 1969, quand l’équipage d’Apollo 11 a posé le pied sur la Lune, ils étaient plus près sur l’échelle du temps de la fin de l’empire ottoman – dissout en 1923 – que de nous, en 2016.

À l’époque des premiers dinosaures, l’année comptait 370 jours. En fait, l’année elle-même n’était pas plus longue, mais les jours étaient plus courts, car la rotation de la Terre ralentit graduellement de 1,7 milliseconde par siècle.

Sur la planète Mercure, un jour dure deux ans.

Plus on se déplace vite, plus le temps ralentit. Si on pouvait voler vers l’étoile Sirius et retour à 99% de la vitesse de la lumière, ça nous prendrait quand même deux ans et demi… mais, à notre retour, on trouverait les Terriens vieillis de 17 ans.

13,8 milliards d’années, c’est l’âge de l’univers. Selon les créationnistes, c’est plutôt 3000 ans, mais je ne suis pas ici pour colporter des conneries. Donc, 13,8 milliards d’années. Si on condensait ça à l’échelle d’une seule année, les dinosaures auraient disparu le 29 décembre, l’humain serait apparu le 31 décembre à 23h54, et Christophe Colomb aurait traversé l’Atlantique une seconde avant minuit.

L’objet le plus vieux connu sur Terre est un fragment de cristal zircon trouvé à Jack Hills en Australie. Il a 4,4 milliards d’années, soit seulement 160 millions d’années de moins que la Terre elle-même.

En France, on guillotinait les condamnés à mort jusqu’en septembre 1977, ce qui veut dire que le premier Star Wars est sorti à l’époque de la guillotine.

Le stégosaure -– ça c’est le dino avec des plaques dressées sur le dos – était présent sur Terre il y a 150 millions d’années. Le célèbre Tyranosaure Rex? C’était il y a 65 millions d’années. Vous ne le réalisez peut-être pas mais le T-Rex est donc plus proche de nous que du stégosaure.

Quand les premières pyramides d’Égypte ont été construites, il y avait encore des mammouths laineux sur Terre.

La reine Cléopâtre (-30) est plus proche de nous que de la construction de la Grande Pyramide (-2 560).

Je ne vous apprends rien, tous les animaux n’ont pas la même espérance de vie. L’éphémère (insecte bien nommé) vit entre 1 heure et 1 jour, la mouche vit un mois, la souris 3 ans, la poule 10, le chat 20, le cheval 40, le poisson rouge 49, l’éléphant 70, le Québécois 83, et la tortue géante 150. La Baleine boréale peut vivre plus de 200 ans, ce qui signifie que certaines de celles qui étaient vivantes en 1851, quand Herman Melville a écrit de Moby Dick sont toujours parmi nous.

Le pin Bristlecone, un arbre d’Amérique du Nord, détient le record de longévité des organismes vivants, juste devant Janine Sutto : il peut vive plus de 5000 ans.

Si vous avec plus de 45 ans, vous avez vu la population mondiale doubler.

Les années sont égales en durée, mais pas en qualité musicale. La musique a ses millésimes, comme le vin. Prenons par exemple 1976. C’est cette année-là que sont sortis Songs In The Key Of Life de Stevie Wonder, Hotel California des Eagles, 1 fois 5 de Charlebois-Vigneault-Léveillée-Deschamps-Ferland, L’Heptade d’Harmonium, Desire et Hard Rain de Dylan, A Trick Of The Tail de Genesis, Longue distance de Charlebois, Trompe la mort, le dernier disque de Brassens, Je te donne de Léo Ferré, Get up off That Thing de James Brown, Deep Purple Live, Shaved Fish de Lennon, A Day At The Races de Queen, L’Homme À Tête De Chou de Gainsbourg, The Song Remains The Same de Led Zeppelin, l’album éponyme de Kate & Anna McGarrigle, Rastaman Vibration de Bob Marley, Black Market de Weather Report, Rock And Roll Heart de Lou Reed, et plein, plein d’autres, c’en est hallucinant!

Toutes les deux minutes, nous prenons autant de photos que l’humanité entière ne l’a fait au cours du 19ème siècle.

Seulement 66 années séparent le décollage du premier aéroplane de la conquète de la Lune.

Et si tout ça vous paraît abstrait, sachez que le père de ma mère est un héros de la guerre. La Première Guerre Mondiale.

On est peu de choses, faites attention à vous-autres!

Oui-Oui le quoi?

 

oui-oui

 

Ceux qui comprennent comprendront…

Roméo et Juillette

collier-chien

Voici le texte que j’ai écrit pour le Cabaret des auteurs du dimanche ayant pour thème «juillet».

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Ça s’intitule Roméo et Juillette. C’est l’histoire d’un amour impossible, avec désir, pouvoir, violence, sexe – ou pire : absence de sexe. Bill Shakespeare serait fier de moi.

Roméo était un costaud au cœur tendre. Juillette était une aristocrate bien chiante. Ils étaient voisins, mais leurs clans ne se parlaient pas. Évidemment. Avant même de se rencontrer, ils s’entendaient, ils se flairaient. Leurs cages étaient voisines, mais comme la cloison de séparation était en contreplaqué, il ne se voyaient pas.

Roméo était un peu mal parti dans la vie. Issu d’une lignée de fond de cour, il était une approximation d’American Staffordshire Terrier, et son premier maître l’avait choisi pour sa musculature prometteuse, alors qu’il était à peine sevré. Il l’avait appelé Roméo parce qu’il voulait un mâle alpha et qu’il s’y connaissait en voitures exotiques. Le petit Roméo grandit, mais, malgré les coups de bottes dans les côtes, il ne démontra jamais le caractère belliqueux qui aurait pu faire de lui le king des combats de chiens de Montréal-Nord. Il fut donc échangé contre un sac de pot à un autre jeune con qui se magasinait une attitude virile pour se faire remarquer de la gent féminine. Mais Roméo n’était pas compatible avec la parade nuptiale, et, par un beau 1er juillet caniculaire, il se retrouva dans la liste des objets qui ne déménageaient pas. Attaché à un poteau «cul de sac», dans une ruelle de Parc-Ex, comme un vieux divan plein de puces.

Au moins maintenant, au refuge, il avait droit à de la bouffe et à une sortie quotidienne.

Juillette, c’était une autre histoire. Levrette afghane avec pedigree certifié triple platine, elle avait coûté une petite fortune à son ancienne propriétaire. Mais tu peux pas acheter l’amour, comme disaient les Beatles, et tu peux pas acheter un bon caractère non plus. Juillette était un vraie peste. Quand elle ne mordillait pas, elle mordait. Tout le temps. Sans raison. Parce que. Elle voulait de l’attention. De l’exclusivité. Il fallait la brosser, la nourrir, endurer ses petits jappements secs et ses dents pointues. D’excellentes dispositions qui lui avaient valu un abandon de première classe, avec dépôt au comptoir et papiers dûment remplis. Même l’éleveur n’avait pas voulu la reprendre. Évidemment, les plaies encore vives sous des gants de chamois avaient aidé sa maîtresse à sortir du refuge sans un regard en arrière. Ensuite, Steve, le préposé aux abandons avait conduit Juillette à une cage nouvellement libérée, elle lui avait poliment mordu la main, et comme il avait plus d’aptitude avec les chiens qu’avec l’orthographe, il avait écrit «Juillette» au lieu de Juliette sur l’étiquette. Au moins, c’était de saison.

Juillette dans la 24, Roméo dans la 25. Il avait fallu attendre la fin de la mise en quarantaine de Roméo – qui avait attrapé des puces dans sa ruelle – pour que nos deux héros aient leur première sortie commune dans la cour du refuge. Roméo, qui n’avait jamais vu de femelle aussi alléchante, regrettait amèrement sa récente castration. La belle marchait la tête haute le long de la clôture, ses longs cheveux blonds brillant dans le soleil. Roméo fit ce que tout gentleman aurait fait devant une telle apparition : il planta son large museau dans la zone anale de Juillette et inspira un grand coup. Une vive morsure le sortit de sa rêverie romantique. Impériale, fraîchement stérilisée et mordante, elle lui avait offert un aperçu complet de sa personnalité.

Roméo se fit immédiatement un devoir de la conquérir, et lui servit d’ange gardien, en prenant soin de maintenir deux pas de distance pour échapper à cette mâchoire étonnamment vive. Juillette ne ressemblait à rien de ce qu’il avait connu dans sa vie de chien; il se sentait léger et vulnérable en sa présence.

C’est grâce à lui que la princesse du refuge échappa à l’intimidation des molosses de tous poils et à l’insistance déplacée des bâtards malpropres. Elle jouissait de ce privilège à sa façon, c’est-à-dire sans le moindre signe de gratitude. Pas un regard, pas une faveur, juste un coup de dents agacé de temps à autre. Mais son galant était patient et sentait que son destin n’était pas de croupir seul dans cette prison.

De retour dans sa cage, au fond de la section des oubliés, Roméo renouait avec la peine de ne plus voir sa belle et le réconfort de la sentir là, tout près de lui, alanguie contre la mince cloison qui les séparait. Il ne dormait plus que de son côté de la cage, prenant soin de ne pas bouger trop brutalement et de ronfler aussi sobrement que possible. Il savait qu’elle savait.

C’est cette attention constante qui finit par abattre les premières défenses de Juillette. Dans cet environnement sordide et anxiogène, personne ne se souciait d’elle, sauf le gros innocent de la cellule voisine. Pas question de lui céder quoi que ce soit d’autre que des jappements réprobateurs, mais il avait fait la preuve de sa dévotion, ce qui n’était pas rien dans ces circonstances. L’attitude du molosse avait aussi été remarquée par l’équipe des promeneurs bénévoles, trop contents de pouvoir sortir Juillette avec un autre chien sans que ça vire à la crise de nerfs. Roméo vivait leurs sorties dans la rue comme un privilège : il était le garde du corps vigilant et effacé qui laissait toujours la dame renifler en priorité les jets d’urine au pied des lampadaires.

Le temps passant, de nouveaux codétenus entraient, et d’autres, plus chanceux, gagnaient leur libération, assortie d’une maison, d’une famille et d’une médaille. Nos tourtereaux, eux, étaient toujours là. Juillette s’était vaguement attendrie dans le sens où elle mordait moins, et Roméo passait toutes ses nuits le sourire aux babines.

À nouveau, c’était juillet et sa nouvelle cargaison d’abandonnés. Il fallait libérer des cages. De toute façon, certains chiens ne seraient jamais adoptés, et la nouvelle loi Coderre contre les pitbulls simplifiait le tri. Il faisait un temps splendide le matin où Steve, le préposé aux abandons, vint chercher Roméo en lui parlant doucement…

Aux chiottes la pudeur

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Voici le texte que j’ai lu au Cabaret des auteurs du dimanche dont le thème était «pudeur».

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Tant qu’à se brasser la pudeur, je vais vous faire un aveu : je suis bi. Voilà, c’est dit. [soupir de soulagement] Eh oui, depuis 1999, je suis biculturel.

En général, j’évite les comparaisons entre la France et le Québec. Le «nous» contre le «eux», ça finit par être un peu réducteur pour nous, les Citoyens du Monde… On a vu ce genre de comparatifs sur plein de sujets, mais il y a un domaine qui constitue le tabou ultime : les chiottes. Bon, là, il a fallu que je choisisse un terme familier, alors c’est sorti en argot de France. Parce que là-bas, on a des dizaines de termes pour désigner ça : les chiottes, les vécés, les cabinets, les ouétaires closettes, les wawa, les gogues, la tinette… Au Québec, à part les bécosses quand c’est à l’extérieur, et le petit coin quand on est gêné, on a plutôt recours à un anglicisme simili-hypocrite : la salle de bain. De BAIN. Même sans baignoire ni douche.

Quand on voyage à l’étranger, on est toujours surpris de voir que les stratégies d’évacuation des fluides corporels sont d’une diversité infinie. Si vous êtes allés en Afrique du Nord ou au Japon, vous savez de quoi je parle. Mais revenons à notre petite comparaison sordide. Après 17 ans d’observation assidue des fonds de cuvettes, je suis enfin en mesure de vous livrer le fruit de mon étude de chiottes.

Ici, dans les habitations, la bolle est DANS la salle de bains. Pour plein de raisons, principalement hygiéniques, mais aussi parce qu’autrefois chez le petit monde, on gagnait de la place en regroupant tout dans une seule pièce. Quand on vit à 32 par chambre, on n’a pas d’espace à gaspiller. Résultat : une même pièce pour évacuer et se laver, et la garantie d’une loooongue période d’encombrement chaque matin, dès que le foyer compte plus d’une personne.

Alors qu’en France, le lieu d’aisance a une fonction inconnue des architectes d’ici. Celle de caisson d’isolement. Un cocon fermé où on se retrouve avec soi-même et le fruit de ses entrailles. Parce que s’il y a UN endroit où notre corps devrait pouvoir émettre bruits et odeurs sans jugement, c’est bien celui-là, non?

Pourtant, malgré une révolution pas mal plus tranquille que la révolution française, le Québec vit ses chiottes selon les standards nord-américains. C’est-à-dire collectivement.

Je m’explique. J’ai longtemps travaillé dans les tours à bureaux du centre-ville de Montréal. Ce qui m’a le plus surpris, ce n’est pas les cubicules beiges ni la variété de boissons dégueulasses que peuvent produire les machines à café. Non. C’est les… touélettes.

Je n’ai pas exploré celles des dames (je ne voulais pas subir le sort d’un transgenre en Caroline du Nord), mais je peux vous parler des men’s room. Mesdames, vous aller d-d-d-danser dans vos têtes!

Parce qu’au Québec, ça parle bizness. Les toilettes partagées ne sont pas faites pour s’isoler, oh boy non! C’est un lieu d’hypersocialisation. En plus des deux fonctions de base qui sont d’évacuer les excréments et d’aller jouer sur Tinder, l’endroit a été étudié pour que tu gardes un contact étroit avec le genre humain. Un contact visuel, sonore et olfactif. Et là, je ne parle pas juste des urinoirs sans la moindre ébauche de séparation, le genre qui te permet de vérifier d’un coup d’œil la hiérarchie des mâles de ton entreprise, argument en main. Non, je parle des cabines que je qualifierais de théoriques qui entourent chaque trône-à-crotte.

Là où l’Européen cherche un cocon, un endroit où la pression physique et mentale se relâche… le Québécois démontre une attitude résolument communautaire. Les cloisons des côtés commencent à 16 po du sol (ça fait 40 cm) et elles s’arrêtent à 6 pi 6 po (ça fait 2 m). De quoi investir la bulle de ton voisin de cuvette big fucking time! De quoi profiter des gargouillis de son estomac après le roteux du lunch. De quoi évaluer avec précision la fluidité de ses selles et le fumet de ses déjections. De quoi se bercer à la mélodie de son jet de pisse ou des flocs répétés de ses bombes. Vraiment une belle intimité. Et s’il est de grande taille, tu pourras même garder un œil sur son haut de tête et, avec beaucoup de chance, établir un eye-contact sensuel. Place à la bromance!

Et je n’ai même pas parlé de la « porte ». Oui, c’est une porte avec des gros guillemets de chaque côté. Le progrès nous a permis de garantir l’étanchéité absolue des bocaux de ketchup de nos grand-mères, mais une ostie de porte de chiotte jointive, c’est encore du domaine de la futurologie! Le bout de planche qui te permet de chier sans t’exposer à la moitié du service comptable de ta boîte n’est pas juste trop étroit, il a aussi un copieux dégagement dans sa partie basse qui, selon mes hypothèses, vise PREMIÈREMENT à informer le personnel sur la couleur de tes bobettes, et DEUXIÈMEMENT à permettre à une équipe de secouristes de pénétrer dans ta cabine au premier signe de malaise avec une civière et des bonbonnes d’oxygène. Tu ne mourras pas en paix, man. Pas ici.

C’est donc normal que dans ce bel espace à aire ouverte de style loft, on se jase du dossier X qui ne se conclut donc pas ou du client Y qu’a juste pas d’allure. Le lieu est sans tabous, sans pudeur et sans limites! Le brainstorming partage l’espace avec le gutstorming. Tout gargouille, éructe et éclabousse, au milieu des déclenchements aléatoires des chasses d’eau automatiques – parce que là-dessus aussi, l’humain a perdu le contrôle. Côté nasal, c’est un pot-pourri de savon parfumé cheap et de gaz gastrique. On sort de là avec l’impression enivrante d’avoir assisté à une réunion d’équipe les culottes baissées.

Maintenant, un petit sondage à main levée : qui fait des rêves récurrents où vous cherchez une cabine de toilettes qui n’est ni occupée, ni dégueulasse, ni ouverte sur l’humanité entière?

C’est ça.